Une
enfance choyée, dorlotée ou tous soucis matériels
m’étaient épargnés, ou toute inquiétude
m’était évitée… dorlotée,
aimée.
Mais l’enfant douce, souriante, drôle, espiègle,
prenait en intraveineuse la douleur non exprimée d’une
mère que la guerre de 39 avait laissée orpheline
de ses père, mère, frères et sœurs.
D’une guerre qui lui apprit en l’obligeant à
porter l’étoile jaune, qu’elle était
juive. D’une guerre où son père rentrant chez
lui et inquiet de ne pas trouver femme et enfants et apprenant
qu’ils étaient au Vélodrome d’Hiver,
prit des linges, des couvertures et partit les rejoindre. D’une
mère qui se trouvait miraculeusement ailleurs ce jour là…
Alors l’enfant est devenue une adolescente plutôt
brillante, mûre, qui amusait les adultes par son arrogance
et sa verve souvent dure et pointant les failles, mais emprunte
d’un sourire qui les laissait sous le charme… Ou muets…
Déjà en colère et énervés par
cette gamine qui pointait leurs aigreurs et les mesquineries de
ceux qui refusent la vie…
Une ado qui au lieu d’essayer de fumer une cigarette ou
un joint, ou de faire l’école buissonnière,
rêvait déjà de faire dérayer les trains,
tous les trains…
Et se voyait présidente ou médecin sans frontière
ou guerrière mais surtout pas fonctionnaire. Et qui passait
ses temps de liberté volés aux diverses activités
organisées par les adultes, à filer dans les locaux
d’Amnesty International pour coller quelques affiches ou
proposer une aide inutilisable à cet âge… ou
lisait les journaux en fondant en larmes devant la médiocrité
des uns, la douleur des autres, la violence de ce monde…
Et qui restait muette devant le fait que les horreurs se reproduisaient
sans cesse, sans que leçons soit tirée de rien,
de rien… impuissante et submergée de tristesse.
Mais j’ai aussi un père, doux, drôle, toujours
prêt à danser, à chanter, à rire, aimant
et qui - sans nul doute aucun - a su par son art d’aimer
la vie, l’insuffler à ma mère, à ma
sœur et à moi en dépit des histoires et de
l’Histoire.
Et ce père plein d’amour avait toujours rêvé
d’être comédien.
Alors d’une fidélité à l’histoire
maternelle momentanément trop lourde à porter, j’ai
opté pour celle de mon père et loin d’être
Che Guevarette me voila partie pour être actricette.
Après avoir eu un bac scientifique (avec mention), avoir
claquée la porte aux sciences pour tenter les lettres à
Henri IV, puis voyant un ami anarchiste venu me chercher et le
regardant à coté des saint-cyriens en costume militaire,
être allée aussi sec démissionner. Porte claquée.
Beaucoup de regrets et du mal à assumer ce choix d’une
école de théâtre devant le nombre de non cultivés
rencontrés alors. Peu de tolérance en cet âge
ou la rébellion n’a pas forcement trouvé son
chausson…
Un premier rôle au cinéma dès la première
année, puis une entrée directe au CNSAD (Conservatoire
National Supérieur d’Art Dramatique), on finit par
me faire croire que c’était là mon lieu, mon
nid… Mais je rêvais d’être avec Ken Loach,
Emir Kusturica ou Pedro Almodovar. Bref les fous du cœur
et les furieux engagés, enfin ceux qui crient la vie, l’énergie
et le sens, ceux qui vous remuent et vous donnent envie de vous
battre et de vivre, mais bon… la France… ici et pas
d’opportunité d’être dans des projets
si forts… et peut être pas le talent non plus.
Et mon jardin secret, entretenu toutes ces années, rien
que pour moi et qui me conduisait dans des formations humanitaires,
des conférences psy sur les violences faites aux femmes,
les enfants maltraités, les symptômes post-traumatiques…
Une analyse personnelle pour trouver l’origine pourtant
si évidente de mon empathie aux douleurs du monde. Le temps
de faire la part des autres et la part de moi, le temps d’être
lucide sur ces moteurs intérieurs, la forme que pouvait
prendre mon désir de faire dérailler des trains,
d’être enfin prête à me brûler
sans me consumer, pour trouver comment faire exister la communication
entre les gens en souffrance, moi et les autres, ceux qui vivent
mieux ou bien, mais qui peuvent être touchés par
l’envie de faire si l’on sait les atteindre. La force
d’être suffisamment en paix et en lucidité
- même avec mes contradictions et mes béances - pour
pouvoir témoigner (sans voler) et avoir quelques cadeaux
en partage.
Pour le moins une écoute, une vraie, et l’offrir
sans presque rien attendre en retour. Que le plaisir d’être
autorisée à faire circuler et que cela fasse, sans
moi, des petits.
Et si aujourd’hui je me mets tant à nue, toute honte
bue, devant vous, que je ne connais pas, c’est que j’ai
en moi une rage de vivre inouïe, que ces jeunes Boliviens
ont saluée comme sœur. Et que je sais que si votre
cœur s’émeut vous m’offrirez une fenêtre,
dont la lumière, loin de m’éblouir me donnera
une visibilité qui me permettra de faire ce dont je rêve
au fond depuis toujours : étancher ce désir irrépressible
et vital de faire la passeuse entre des douleurs et le monde des
trop nantis. De faire aussi bien que je peux, modestement, même
mal, un petit transbordement du trop plein au trop vide. De faire
connaître ces jeunes enragés de vivre.
Puis continuer à le faire, avec d’autres, ailleurs.
Encore et encore. Loin des chemins de pitié, de misérabilisme,
de condescendance ou de mélodrame, mais dans la vitalité
et l’espoir. L’espoir fou mais toujours vivace que
cela peut changer. Parfois. Autrement. Quelques fois au hasard
des rencontres. Entre un regard qui se donne et un qui reçoit,
être une passeuse d’espoir et d’amour, même
s’il faut se brûler et lutter encore et toujours devant
les sentiers établis.
Rêver, aimer.
« Sans arme et sans armure, jusqu'à s’en
écarteler. Pour atteindre l’inaccessible étoile.
Telle est ma quête. Peut m’importe le temps, ou la
désespérance. Aimer. »
Muriel
Brener